AFRIC, le récit de mes 2 années à Parakou (Bénin) sortira en octobre 2023.
En voici un extrait:
En descendant de l’avion la chaleur étouffante tombait sur les épaules comme une masse de plomb, la lumière éblouissante brûlait les yeux, la moiteur traversait les vêtements, c’était l’Afrique.
Sur la route de l’aéroport, une pancarte aux couleurs délavées souhaitait Bienvenue à Cotonou. Les trous dans le bitume, la voiture dont les amortisseurs épuisés cognaient et, sur le côté, le long de la mer, des kilomètres de containers, de ferrailles, de machines, de tracteurs, de camions qui pourrissaient au soleil. Bien loin, l’image immaculée de la belle Afrique coloniale, le vert des arbres et le blanc des chemises ! La poussière partout, la saleté, les murs noirs et les toits de tôle tordue, les bâtiments délabrés, les gens habillés de guenilles. Près des maisons aux grilles rouillées, d’énormes lézards multicolores, les margouillats, faisaient peur.
C’était mon premier jour en Afrique, une voiture climatisée me conduisait chez le chef de la mission culturelle.
Devant le portail deux filles se tressaient les cheveux, elles portaient des t-shirts déchirés, sans soutien-gorge.
Cuogo, gros monsieur transpirant, ressemblait à un commis d’abattoir. Il donnait des conseils de bienséance. Rien d’exaltant à dépendre d’un tel patron.
J’allais passer quelques jours chez les coopérants français avant de rejoindre mon poste à Parakou, dans le nord du pays. Six enseignants vivaient dans un immeuble au centre-ville. Les profs des environs venaient voir la tête du nouveau, le courageux qui partait dans le Nord. Comme si j’avais choisi.
Ils me prenaient en pitié. C’était la brousse là-haut, peu de blancs, pas d’eau courante, rarement de l’électricité et le courrier une fois par mois. J’étais une curiosité dans leur petit monde. « Tiens, c’est lui qui monte à Parakou.
― Courage, vieux ! »
Ils parlaient sans savoir puisqu’ils n’y étaient jamais allés.
Je ne voulais pas les écouter, surtout pas les questionner, je craignais d’entendre des horreurs. Naïvement je me sentais capable d’être heureux partout.
Mes nouveaux amis menaient une vie rangée. Après la sieste ils prenaient l’apéritif sur la terrasse qui surplombait la ville. Ils évoquaient leurs difficiles conditions de vie en prolongeant l’apéritif, dînaient en se plaignant et se couchaient en regrettant la France. Ils ne bougeaient pas de l’appartement. Ils menaient une vie immobile, comme frappés d’une grande lassitude.
Ils racontaient toujours les mêmes histoires de leur vie ici. Ils se plaignaient du climat, du désordre, de la lenteur, du gaspillage. Le comportement des Africains les irritait. Je ne prêtais pas attention à leur déception, j’avais ma petite idée.
Pascal, prof de technologie, était le plus vivant, le moins vieux. Il se passionnait pour les rallyes automobiles et, pendant qu’il faisait la sieste, je feuilletais ses magazines de voitures pour me rapprocher de lui et me sentir moins seul.
L’immeuble était situé près du commissariat central. Le midi nous entendions des cris. Les prisonniers étaient bastonnés chaque jour. Dans l’appartement voisin quelqu’un écoutait Could You Be Loved de Bob Marley. La vie et ses contrastes.
La chaleur moite nous rendait poisseux, il fallait se doucher chaque demi-heure. Avant de dormir nous brûlions un petit serpentin pour chasser les moustiques.
Impatient, je ne tenais pas en place dans l’appartement, j’étouffais. Je voulais sortir. De temps en temps Pascal me proposait une balade en ville. Dehors je respirais mieux. Nous marchions en nous réfugiant à l’ombre sur des chemins où la terre ressemblait à du sable. Seules deux ou trois rues étaient goudronnées. La misère me choquait, la poussière, les trous dans la chaussée, les murs sales recouverts de taches sombres.
Les odeurs de viandes étalées en plein soleil m’entêtaient. Des centaines de petits marchands assis par terre proposaient des cigarettes, des médicaments, des montres, des cassettes, des fruits. Cigarettes et cachets d’aspirine se vendaient à l’unité. Au début je regardais tous ces gens avec leurs vêtements déchirés et puis je n’y faisais plus attention. Certains portaient des chemises blanches fraîchement repassées. Quelques magasins à l’européenne proposaient des parfums et de l’électroménager. Les femmes portaient d’énormes plateaux sur la tête.
Des myriades de vélos, de petites voitures japonaises délabrées peintes en jaune et vert, les taxis, se faufilaient comme dans un film en accéléré. La circulation était dense, les gens conduisaient vite, il y avait beaucoup d’accidents.
L’atmosphère de mouvement incessant m’excitait comme si la vie était plus intense, malgré la pauvreté. Les gens souriaient et s’exprimaient avec gaîté. J’étais pris dans un mouvement qui me rendait joyeux. Je me sentais vivre plus fort. J’aurais pu passer des heures à regarder la vie tout autour. Je devenais curieux mais Pascal était toujours pressé de rentrer.
La plage s’appelait La Crique. Une belle plage déserte où le sable fin et clair brûlait la plante des pieds. Des enfants jouaient et quelques pêcheurs s’affairaient autour d’une barque. Les Blancs venaient le dimanche. Je serais bien resté plus longtemps assis sur le sable à observer les alentours mais Pascal voulait rentrer au bout d’un quart d’heure. Je suivais docilement. Je ne voulais pas déranger, il avait la gentillesse de m’héberger.
L’après-midi nous avions vu l’avion de Paris atterrir. Si j’avais pu, je serais reparti avec. J’étais nostalgique de mon petit pays.
Nous allions au cinéma en plein air à la Mission Culturelle, derrière l’Ambassade de France. C’était bizarre de voir des images de France au milieu des arbres immenses, au son des criquets.
Un soir, après le film, des sirènes avaient retenti et tout le monde s’était immobilisé. « Attention, l’escorte présidentielle. » Quatre motos et deux voitures filant comme l’éclair. Beaucoup trop vite pour apercevoir quoi que ce soit. Le Président évitait les attentats. J’étais resté fasciné toute la soirée en imaginant la vie quotidienne du Président.
J’étais monté à Parakou avec Daniel, un prof de maths, grand garçon rond, barbu et souriant. Pour sortir de Cotonou il fallait traverser des kilomètres de bidonville, murs en terre recouverts de tôle. Daniel s’était arrêté pour acheter des ananas à une gamine au bord de la route. Il avait marchandé pendant vingt minutes pour économiser un franc. C’était choquant. « Mais non, ici, c’est comme ça, c’est le jeu. Si tu ne le fais pas, le marchand est vexé. »
Après 180 kilomètres de route goudronnée la piste en tôle ondulée commençait, terre orange. Autour de nous le ciel bleu infini et le vert des grands arbres. Comme nous roulions vitres ouvertes à cause de la chaleur le bruit était assourdissant. Le bruit et les secousses donnaient l’impression que la voiture se disloquait. Il fallait rouler à 90-100. Plus lentement la voiture entrait en résonance avec les ondulations du sol qui détruisaient le châssis. Plus vite nous nous serions envolés et écrasés contre un arbre. Quand Daniel voulait m’expliquer quelque chose il hurlait. La voiture dégageait un nuage de poussière sur cent cinquante mètres. Nous traversions des villages de hutte aux toits de paille, tous les mêmes, sans ralentir. La poussière, le bruit, la chaleur me donnaient un mal à la tête terrible. Je rêvais de plonger la tête dans la glace. J’avais soif.
Nous étions arrivés à Parakou en fin d’après-midi, juste avant que le soleil se couche. Une petite ville calme du moyen âge, pas d’immeuble, pas de maison, juste des cases dont les plus modernes avaient un toit de tôle. Une seule route goudronnée traversait la ville. Une route quasi déserte, une ville qui somnolait.
Les profs habitaient deux petits immeubles récents à l’entrée du lycée Mathieu Bouké. En attendant que mon appartement soit prêt je partageais celui d’Hervé, encore un prof de maths. Nous étions bien logés, beaucoup d’espace, des murs propres peints en blanc. L’électricité fonctionnait, l’eau coulait au robinet. Pas d’eau chaude mais l’eau tiède suffisait.
Nous étions le 20 février. Je me demandais si j’avais bien fait de choisir la coopération.
2
Je m’ennuyais. La date de la rentrée scolaire n’était pas fixée. L’administration du lycée attendait les instructions du ministère. La malle avec mes livres et mes cassettes n’arriverait qu’au bout de plusieurs semaines. Daniel et Hervé ne quittaient pas leur appartement. Décidément une règle chez les coopérants. Daniel passait son temps à pronostiquer les résultats des matchs de foot et Hervé résolvait des problèmes de maths. Il ne m’adressait jamais la parole. Pas drôle du tout. Nous venions du même pays, nous avions le même niveau culturel, le même âge et pourtant nous étions aussi différents que si je venais de Mars. Je dépendais de lui, j’habitais dans son appartement, je ne voulais pas le déranger. On m’avait répété et répété, à Cotonou, que le nouveau devait impérativement respecter les anciens. Poser une question pouvait vous attirer un désagréable : « Attention tu ne dois pas avoir de préjugés. » Il fallait se taire et attendre le bon vouloir des anciens. Les journées étaient interminables. Rien à faire. J’étais coincé dans un appartement surchauffé et je ne pouvais pas m’éloigner d’un individu qui me haïssait.
J’avais du mal à lire, j’étais si malheureux que je ne pouvais pas me concentrer. Je feuilletais des vieux magazines. En partant pour l’Afrique je rêvais d’écrire le roman d’amour ultime et je n’avais même pas la force d’écrire. J’étais tout juste bon à rédiger des lettres pleurnichardes.
L’hostilité d’Hervé me rendait malade. Il ne me supportait pas, ma respiration l’indisposait. Pourtant il fallait partager l’appartement. Il me frôlait sans me voir.
Je me rapprochais de Daniel. Je lisais France Football avec lui, nous écoutions les matchs à la radio. Un garçon balourd, flegmatique, qui avait bon fond. Je ne pouvais pas faire le délicat, j’avais besoin de sympathiser, de partager. Pour me sentir moins seul j’étais prêt à toutes les concessions, à aimer ce qu’il aimait, même le foot. Il rêvait d’acheter une Peugeot 305. Il l’imaginait bleue avec des jantes en aluminium. Nous avions des goûts différents mais je le comprenais et il se comportait loyalement avec moi. Hervé donnait l’impression de me mépriser. J’étais invisible et même mon invisibilité l’irritait. Je ne pouvais pas bouger, il me paralysait. Pas complètement mauvais il me prêtait sa chambre climatisée. Il dormait sur le balcon sous une moustiquaire.
Daniel et Hervé prenaient leurs repas ensemble. Ils partageaient un cuisinier, Doko, qui entretenait les appartements, lavait le linge, repassait. Doko était un petit homme mince au visage rond et chauve. Il était fier de montrer sa carte d’identité qui indiquait né vers 1928. Toujours souriant et de bonne humeur il cuisinait avec raffinement. Il avait appris la cuisine auprès de blancs riches dans les années 40, il connaissait les recettes les plus savoureuses mais nous ne lui donnions pas assez d’argent pour qu’il puisse acheter les bons ingrédients.
Pendant les repas la chaleur était si intense qu’il était difficile de tenir en place. Nous étions torse nu, pieds nus, en short, et les ventilateurs tournaient à fond. Chaque soir nous avalions un comprimé de nivaquine pour éviter le palu.
Je m’ennuyais à pleurer. La nuit je dormais à peine, le matin je me levais épuisé. J’échafaudais un plan pour rentrer. Je ne supportais pas de gâcher ma vie. La caserne me semblait désormais un endroit paradisiaque. Je rêvais de la France, n’importe où en France, dans n’importe quelles conditions.
Daniel et Hervé arrivaient au terme de leur contrat, dans quatre mois ils rentreraient en France. Tant qu’ils étaient là j’étais le petit nouveau qui devait suivre, après leur départ, si je tenais le coup, je ferais à ma façon. Je serais libre. Mais quatre mois c’était infini, au rythme où les secondes s’égrenaient. Je n’allais jamais tenir quatre mois. J’aimais le rock, les filles en minijupe et cela me semblait loin.
Tous les trois jours nous allions jouer au tennis à l’hôtel des Routiers. C’était le meilleur hôtel de Parakou, pourtant bien rudimentaire. J’y voyais des 4X4 qui appartenaient à des ingénieurs travaillant au Niger, dans les mines d’uranium d’Arlit, ou à des hommes d’affaires, des affaires sur lesquelles je me plaisais à rêver. Tous ces gens menaient une vie excitante tandis que moi, j’étais en train de crever.
Quand ils se sentaient d’humeur fantasque ils m’emmenaient chez Fati pour dîner. Fati était une jeune femme qui grillait des morceaux de poulet au bord de la route goudronnée, le goudron. On s’asseyait sur des tabourets miniatures. Elle cuisinait sur un petit four à bois. C’était le restaurant de base, juste un four et une douzaine de tabourets. Ni table, ni enseigne. Nous mangions à la lumière du réverbère. Le poulet était délicieux, le piment brûlait la gorge. Je n’osais pas boire, l’eau venait d’un récipient douteux, je ne voulais pas attraper une hépatite. Je regardais les gens passer, les voitures. Fati n’était pas jolie.
Deux médecins blancs travaillaient à Parakou, au Service des Grandes Endémies : Gilles et Alain. Gilles, médecin militaire, était le patron d’Alain, coopérant comme nous. Gilles et sa femme Catherine nous avaient invités à dîner pour voir ma tête.
A notre arrivée ils prenaient l’apéritif dans le jardin sur une terrasse qui s’appelait l’apatam. Une agréable terrasse avec un toit de branchages épais. Ils habitaient une grande maison confortable. Gilles et Catherine recevaient beaucoup. Les blancs de passage s’arrêtaient chez eux. Une douzaine de blancs vivaient à Parakou.
Gilles travaillait de 7 à 14 heures, l’horaire officiel au Bénin. Il rentrait pour déjeuner et faire la sieste et puis, dès 17 heures, le whisky coulait à flot. Ils étaient tous naturellement racistes, comme si l’infériorité des noirs allait de soi, scientifiquement établie depuis la nuit des temps. La conversation portait constamment sur la vie en Afrique et tous s’en plaignaient. Malgré leurs idées conventionnelles je serais bien venu chez eux plusieurs fois par semaine et je les aurais invités au lycée mais tant que j’habitais avec Daniel et Hervé ce n’était pas possible. J’enrageais contre ces deux mollusques qui me pourrissaient la vie. Les blancs se fréquentaient quotidiennement mais ne nous invitaient jamais. Les profs étaient détestés des autres coopérants, considérés comme radins, mesquins et ne sachant pas s’amuser. Ils étaient abandonnés à leur misère. Je voulais faire exception. J’étais prof par hasard. Frédérique, la femme d’Alain, était charmante.
Daniel avait profité des vacances pour descendre une voiture achetée en France, une 504 GL, la voiture préférée des Béninois. Il avait conduit cette voiture à travers le désert, en passant par Tamanrasset, Tam’. Je l’admirais d’avoir été aventurier à ce point. Cela ne lui ressemblait pas. Maintenant il s’agissait de vendre la voiture avec un gros bénéfice juste avant de repartir pour la France. Il passait des heures à la bricoler.
Coincé dans l’appartement, incapable de lire ou d’écrire, j’étais complètement découragé. Je me traînais d’une pièce à l’autre. Parfois l’écoute d’une cassette adoucissait ma peine, Les Fantômes de Paris par Yves Simon, Main dans la maind’Elli et Jacno. La tendresse de la musique me rappelait mon roman mais je n’arrivais pas à m’y mettre. Deux minutes d’enthousiasme et je retrouvais mon chagrin. Pour me rapprocher de la vraie vie j’essayais d’écouter les infos sur Radio France International en ondes courtes. Capter les ondes courtes nécessitait un apprentissage frustrant. Une jungle de bruits fuyants, inconsistants, mille langages brouillés, des crachements, des sifflements. Quand on croyait tenir un bon signal aussitôt il disparaissait.
Je m’ennuyais et le temps n’avançait pas. Je recommençais les calculs plusieurs fois par jour, je comptais les jours, les heures, les minutes : il fallait tenir vingt deux mois et cela me semblait infini, impossible. J’étudiais le moyen de revenir en caserne, la caserne que je détestais tant auparavant. Non, je n’étais pas prêt à sacrifier deux ans de ma vie. J’avais envie d’être heureux et s’il fallait que je parte d’ici, j’allais y parvenir. Je ne pouvais pas me résoudre à perdre mon temps. Parfois je pleurais de tristesse, j’avais honte, je me cachais dans la chambre. Je me sentais seul. Chaque seconde me pesait. Je recomptais les jours. Je comparais ce que je venais de vivre et combien il restait, c’était affolant, je ne pourrais jamais tenir tout ça. Le temps n’avançait pas, sa lenteur m’étouffait. J’avais horreur de la sieste, allongé j’étais plus triste que debout. Bloqué dans l’appartement, regardant la rue ensoleillée, je pensais à mes copains restés à l’université. A cette minute ils entraient au cours sur le XVIIIème à Venise. Je rêvais de m’envoler pour les rejoindre. Comme je m’ennuyais. Ils vivaient des histoires d’amour, riaient tous ensemble et moi je n’avais rien.
Je me répétais je suis en Afrique, comme si ce seul mot pouvait agrémenter ma situation d’un charme exotique qui m’aiderait à mieux la supporter. J’avais l’impression qu’il me suffirait d’avoir un copain pour que la situation change. On se serait promené, on aurait regardé les filles, bavardé. Je croyais pouvoir me lier avec le premier venu, je croyais l’amitié facile. Comme je me trompais, je le savais maintenant ! Des gens du même âge, des mêmes origines se révélaient aussi différents de moi que des extraterrestres.
J’allais sur le balcon, j’étouffais à l’intérieur, le soleil m’éblouissait. J’aimais le soleil dans les cheveux des filles qui me plaisaient, sur les plages et dans les rues, en Europe, là-bas mais ici… Je rêvais d’une petite ville de France, même grise, triste, froide, pluvieuse, je voulais retourner chez moi. Je feuilletais des vieux numéros de l’Express, du Point, de Paris-Match. La nostalgie m’envahissait, chaque phrase me renvoyait au pays que j’avais quitté. Comme la vie semblait bonne en France. Je me maudissais d’être différent de ceux qui m’entouraient et se satisfaisaient de rester enfermés.
Le soir passait mieux, je me sentais plus léger. J’avais moins de peine sans comprendre pourquoi. Le bruit des criquets emplissait la nature tout autour et me berçait.
3
Mon emploi du temps indiquait seize heures de cours par semaine. J’avais expliqué au proviseur que je voulais rentrer en France. Il m’avait fait comprendre que son pays, ses jeunes élèves, avaient besoin de mon savoir. Il m’avait responsabilisé. Il me le demandait humblement, je ne pouvais pas le laisser tomber, je devais fournir mes meilleurs efforts. J’étais séduit par son intelligence et sa sensibilité.
Le matin je traversais la cour écrasée de chaleur et j’étais déjà fatigué, je dormais trop peu. Enseignant novice je redoutais les premiers cours. En entrant dans la classe, le courage me revenait. Les élèves attendaient tout de leurs professeurs. Ils avaient une incroyable volonté de réussite, ils voulaient décrocher un bon job, gagner de l’argent et ne jamais revenir au village pousser la houe comme leurs parents miséreux. Les garçons rêvaient de rouler dans une belle voiture et les filles de s’acheter des pagnes et des bijoux. Ils souhaitaient tous devenir ambassadeur, ministre, ingénieur ou chirurgien. Les classes comptaient de soixante-cinq à soixante-dix élèves et il y avait juste une place assise pour chacun. Les fenêtres étaient dépourvues de vitres mais équipées de petits volets en bois, les nako, qu’on baissait pour se protéger de la chaleur et des rayons du soleil, les cours se déroulaient dans la pénombre. Les élèves portaient un uniforme, le kaki. Le régime marxiste voulait effacer les classes et les différences d’origine en imposant la même tenue à tous mais les étoffes ne se ressemblaient pas et certains disposaient de plusieurs uniformes tandis que les autres faisaient l’année avec le même. Les élèves détestaient le kaki qui heurtait leur sens de l’élégance. Dès qu’ils rentraient chez eux ils se changeaient.
Le lundi matin les cours démarraient après le lever des couleurs, au centre de la cour du lycée où les élèves se rassemblaient en silence.
L’âge moyen était de dix-sept ans pour les 3èmes, vingt-deux ans pour les terminales. En 6ème il y avait des élèves de vingt ans. Un 5ème avait vingt-cinq ans. Ils rejoignaient l’école à sept, huit ou dix ans. La scolarité était perturbée par des maladies ou le décès d’un parent qui les contraignaient à retourner au village pendant des mois, voire des années. Ce qui me paraissait un drame semblait les toucher à peine.
Le temps n’existait pas, on avait tout son temps en Afrique, le temps n’était jamais perdu. Chacun savourait la vie seconde après seconde quoi qu’il arrive.
Certains élèves boitaient, d’autres n’avaient pas de jambes et marchaient sur les mains en s’appuyant sur des fers à repasser en fonte.
La majorité des élèves quittaient leur village et leur famille pour venir à l’école. Ils apprenaient le français à l’école primaire. Ils vivaient dans une famille d’accueil, parfois des parents, souvent des relations. Comme les parents n’avaient pas les moyens de payer une pension les enfants participaient aux travaux domestiques et ne commençaient leurs devoirs qu’après avoir balayé, rangé, cuisiné ou lavé. Ensuite, sauf pour les plus favorisés, ils étudiaient à la lueur d’une lampe à pétrole dont ils ne pouvaient pas toujours approcher comme il l’aurait fallu. Ils manquaient de tout. Stylos, cahiers et livres étaient rares. Pour se rendre à l’école la plupart des élèves marchaient plusieurs kilomètres. Les plus favorisés se déplaçaient en vélo ou en moto.
Les professeurs s’absentaient et manquaient de formation. Quand l’administration annonçait l’absence d’un prof les élèves réclamaient immédiatement un remplaçant, ils voulaient arriver à l’examen avec tous les atouts. Deux classes de première scientifique attendaient un prof de français depuis trois ans.
Je ne rencontrais aucun problème de discipline, les élèves ne chahutaient pas. Ils écoutaient, voulaient apprendre, réussir leurs devoirs et passer dans la classe supérieure. Le niveau béninois n’égalait pas le niveau français mais j’appréciais leur bonne volonté. Leurs prénoms m’amusaient : Théodule, Alphonse, Jeanne D’Arc, Fêtenat, né le 14 juillet.
Nous travaillions sur les romans du programme : Le Soleil des Indépendances d’Ahmadou Kourouma et Sous l’Orage de Seydou Badian. La tendresse de Sous l’Orage me touchait. Le Soleil était plus idéologique et ne me convenait pas à ce moment-là. J’utilisais les textes pour passer des messages humanistes de tolérance, de respect et d’ouverture. Lycéen, je souffrais de la distance que les profs mettaient entre nous. J’avais besoin de leur estime et ils ne me remarquaient pas. Je voulais ressembler au prof idéal, efficacité, complicité et plaisir.
Ils étaient curieux de savoir si j’avais une femme, si je pratiquais la polygamie, si les Européens versaient une dot… Un élève m’avait demandé : « Comment il faut faire pour avoir une femme blanche ? »
« Êtes-vous marié ?
― Non.
― Eh bien nous vous donnons une Blanche.”
L’élève désignait une fille de la classe qui se prénommait Blanche.
Au fil des jours je découvrais la personnalité des élèves. Je distinguais les plus vifs, les plus intelligents, les plus aisés. Je me demandais si j’étais un bon professeur. Je leur donnais les conseils pratiques, je voulais les aider. Je ne travaillais pas beaucoup à la préparation de mes cours. Le dimanche soir j’établissais le plan de la semaine, j’annotais les textes à étudier. J’y passais le moins de temps possible. Pourtant je voulais aider mes élèves et je m’en croyais capable, je comprenais leurs attentes.
J’étais curieux de connaître leur vie. Le Bénin vivait dans le marxisme depuis sept ans et tout le monde s’appelait Camarade. Les élèves s’adressaient à moi en disant Camarade professeur. Un élève dénommé Platini levait souvent le doigt pour répondre à mes questions, il était très à l’aise. Son père était journaliste économique à la radio. Il m’intriguait, je voulais connaître son opinion sur le marxisme, comment s’organisait sa vie quotidienne, où il vivait, mais je n’osais pas poser de questions, comme si ma curiosité était malsaine et risquait de le compromettre. J’étais tout nouveau, il fallait se montrer patient.
Je regardais discrètement les filles. Je décodais un nouveau genre de beauté, la finesse des visages, le dessin des yeux, l’éclat des sourires. Le kaki était moulant, décolleté et chaque jour j’apercevais de délicieuses poitrines. Entouré de dizaines de filles charmantes je n’avais pourtant pas la tête à séduire. Tout triste, je ne comptais pas rencontrer le grand amour éternel en Afrique, mon seul objectif c’était de lire et d’écrire un grand roman. Se concentrer et réaliser mes espoirs littéraires. Un jour j’écrivais deux bonnes pages alors je me sentais bien mais le lendemain tout me paraissait creux alors je déprimais.
Le Bénin vivait au rythme de l’École Nouvelle, la réponse révolutionnaire à l’École Coloniale. Pour que les élèves deviennent bacheliers rapidement le gouvernement avait supprimé le CM2 et la 3ème. L’année scolaire démarrait en février, s’achevait en décembre. Tout était changé, jusqu’au nom des classes, la seconde s’appelait BG1, la première BG2 et la terminale BG3.
Chaque bachelier faisait un service militaire d’un an. Au lieu de végéter dans une caserne il enseignait dans un lycée. Cette décision partait d’un bon sentiment et permettait de pallier le manque d’enseignants mais n’allait pas sans inconvénients. On appelait ces profs en treillis les JBR, les Jeunes Bacheliers Révolutionnaires. Ils amenaient une certaine révolution dans les classes. Pour les garçons JBR, le bac signifiait permis de baise. Pour passer dans la classe supérieure il fallait impérativement avoir 10 de moyenne générale. Les JBR donnaient des mauvaises notes aux filles récalcitrantes. Ils considéraient leur mission comme une année de détente. Ils passaient leur temps à chasser les filles.
Jusqu’à l’an dernier c’étaient des étudiants, les JPR, Jeunes Professeurs Révolutionnaires, qui, après 3 années d’université, effectuaient leur service militaire comme professeur dans un lycée ou un collège. Le système venait de changer. Les JPR étaient remplacés par les JBR. En effectuant leur service militaire sitôt après le bac les étudiants n’interrompaient pas le déroulement de leurs études mais leur jeunesse, leur irresponsabilité, leur absence de formation ne faisaient pas l’affaire des élèves qui n’avaient aucune confiance en eux. Les JBR, plus encore que les JPR, étaient considérés comme la ruine du pays. A bas l’École Nouvelle ! C’était ce qui se disait à voix basse, en privé.
Régulièrement les élèves évoquaient le probable changement du calendrier de l’année scolaire. Le décalage avec la France ainsi qu’avec les pays voisins causait plus de problèmes qu’il n’apportait de bénéfice. Tous désiraient le retour à la normale.
A Parakou, en dehors du Lycée, il existait deux CEMG, collège d’enseignement moyen général, situés aux extrémités de la ville qui couvraient l’ensemble des classes jusqu’au bac.